La condition de la femme en Inde est un sujet complexe sur lequel peu d'auteur ont osé se pencher car l'immensité de ce pays et les mosaïques sociales qui le composent n'en font pas un travail aisé. Martine Van Woerkens s'y est pourtant risquée dans Nous ne sommes pas des fleurs, un ouvrage ambitieux que nous avons pris le temps de lire pour vous...
S'il est vrai que le sort des femmes en Inde est l'un des plus préoccupants qui soit, la diversité des informations qui nous parviennent et la surexploitation médiatique qui en est faite ne nous aide pas à en obtenir une vision très objective. Violence, mariage, prostitution, dot, sont quelques uns des termes associés à une condition dont nous, occidentaux, avons une idée quasi apocalyptique. Pourtant, là comme ailleurs, des femmes œuvrent et ont œuvré pour donner à la Femme une place plus valorisante que celle de perpétuelle subalterne. Ces femmes emblématiques sont celles dont Martine Van Woerkens a choisi de nous parler. Au travers de mini biographies, elle dresse le portrait de quelques unes, des brillantes intellectuelles de l'Inde passée et moderne, de politiciennes marquantes comme Indira Ghandi ou Mayawati, ministre en chef de l'Uttar Pradesh, ainsi que celui de femmes plus simples dont le parcours hors-norme est devenu une couleur supplémentaire sur l'étendard de la cause des femmes indiennes.
Au fil d'un livre dense, l'auteure nous fait découvrir des femmes aux origines et au milieux divers qui, depuis deux siècles, tentent, avec leurs moyens, de valoriser les femmes alors que des lois et des coutumes pesantes, entravent leur liberté bien au-delà de ce que les féministes occidentaux jugent acceptables.
C'est ainsi que sont mises en avant des personnalités féminines qui ont marqué le féminisme indien comme Ramabai, mariée à 11 ans avec Govind Ranade, un réformateur 21 ans sont aîné qui, tel un Pygmalion protecteur, lui permettra d'étudier au-delà de toute espérance, lui donnant ainsi, alors qu'elle fait preuve d'une dévotion absolue pour lui, accès à une forme d'autonomie intellectuelle qui cohabitera, malgré tout, avec le modèle d'épouse parfaite et soumise qu'elle s'est imposé. Les biographies sont, dans cet ouvrages, la trame de fond qui permet d'aborder les grandes constantes de la société indienne dans ce qu'elles ont de considérable dans la vie des femmes. Caste, religion, politique, législatif, ruralité, sont quelques uns des aspects que l'auteur passe en revue pour nous faire comprendre les racines de leurs difficultés et, à travers cela, celles de toute une société en proie à d'importantes contradictions. On parcours ainsi plus d'une vie jusqu'à celles de personnages plus contemporains comme Phoolan Devi ou Baby Halder, des femmes très ordinaires qui, au travers de vies chaotiques, ont construit des personnages atypiques, l'une de vengeresse impitoyable et l'autre d'écrivaine à succès, qui ont marqué la conscience collective indienne et internationale.
C'est ainsi qu'au terme d'une lecture longue est exigeante du fait de la nouveauté des personnages et du choix de l'auteure d'imbriquer les exemples jusqu'à rendre la trame moins limpide, on pourrait avoir une vision exhaustive du féminisme en Inde. Hors, ce n'est pas le cas. Nombre de femmes incontournables sont, volontairement ou non, passées à la trappe d'un livre trop à la solde d'un traitement très intellectuel du sujet. Fi de personnage comme Sampat Pal, leader moderne du Gulabi Gang, un groupe formée de milliers de femmes de l'Uttar Pradesh, qui, vêtues de leur sari rose, s'en prennent manu militari, à toute forme de violence à leur encontre, où de bien d'autres qui, aux commandes d'institutions ou d'administrations donnent à l'Inde et au monde, une vision plus positive de la place de la femme en Inde. Citons, de manière très parcellaire, Kiran Bede, l'une des icônes de la police indienne qui a marqué le pays et les femmes en particulier pour son approche du traitement de la délinquance et particulièrement celle liée à l'usage des stupéfiants. Aussi au nombre des abonnés absents, le nombre incroyable d'ONG indiennes qui militent dans les villes et les campagnes pour l'émancipation des femmes, contre le mariage des fillettes, contre la dot et bien d'autres aspects de la défense de leurs droits. Et que dire de la troublante absence d'initiative telle que Lijjat, cette coopérative industrielle du Maharashtra employant 42000 "sœurs" et associées depuis cinquante ans ? Ce féminisme de terrain, qui a pourtant amené de belles avancées législatives comme les quotas de représentativité dans les institutions locales et nationales ou certains avantages fiscaux, n'est quasiment pas valorisé dans cet ouvrage et nous en montre ses limites De son côté, le traitement du chapitre sur Phoolan Devi, cette femme enfant au caractère bien trempé qui devint une chef de bande meurtrière en représailles des maltraitances dont elle fut victime est l'occasion d'aborder la dure réalité des femmes des basses castes mais les commentaires sur les différentes biographies n'était pas utile face à l'immensité du sujet comme ne l'était pas non plus la mise en cause du travail d'Irène Frain, que cette dernière vit d'ailleurs particulièrement mal, se sentant trahie et diffamée par des citations qu'elle juge tendancieuses et dévalorisantes comme elle nous l'a fait savoir directement. Bref, une polémique dont on aurait pu se passer et qui pourrait bien entamer le capital crédibilité de l'ouvrage.
En conclusion
Nous ne sommes pas des fleurs est un livre dense, parfois brouillon, sur un sujet assez considérable qui aurait mérité une plus grande concision pour laisser une place plus grande à bien d'autres aspects d'un féminisme de terrain sur lequel l'ouvrage est curieusement silencieux. Il nous a semblé le fruit d'un travail théorique très bien documenté et proposant de nombreuses sources bibliographiques de premier plan mais manquant, néanmoins, d'une connaissance très intime de l'Inde dans toute sa diversité. Il est évident que cela n'est pas chose aisée et que l'approche de Martine Van Woerkens est un premier pas qui va dans la bonne direction. Il met en scène des personnes qui ont compté dans l'Inde d'hier et d'aujourd'hui et qui ont, sans nulle doute, participé à lutter contre des forces obscurantistes qui auraient pu asservir encore plus les femmes ou, tout du moins, ralentir, leur chemin vers l'émancipation mais un trop grand nombre d'entre elles ont été exclues de ce qui devait être le panégyrique de deux siècles de féminisme en Inde au profit de considérations sans intérêt réel pour la compréhension de ce vaste sujet... C'est bien dommage.
Titre : Nous ne sommes pas des fleurs
Auteur : Martine van Woerkens
Éditeur : Albin Michel
Date de Parution : 4 mars 2010
Format : 364 pages - Broché
ISBN : 978-2226206060
Prix public : 22€ (20.90€ à la librairie indeaparis.com)