Publié dans la Revue de Paris le 1er avril 1922
Des orbites profondes, où brûle une flamme farouche ; un nez busqué, dont le relief s’accuse entre les joues émaciées ; un teint qu’assombrit encore la masse noire de la moustache et des cheveux ; sous d’assez chétives apparences une intense impression de force nerveuse et d’ardeur concentrée : tel nous apparaît l’agitateur, le prophète, l’apôtre, le messie de l’Inde contemporaine, celui de qui elle attend, d’un jour à l’autre, son salut et sa liberté, — Mohandas Karamchand Gandhi.
Il aura tantôt cinquante-trois ans, étant né le 2 octobre 1869, dans la principauté dé Porbandar, au Kathîavar, dont la péninsule, évasée entre les golfes de Koutch et de Cambaye, forme l’extrémité sud de la province de Goudjerat, et relève avec elle de la présidence de Bombay.
Sa famille n’est pas de haute caste. Son père, que certains journaux donnent pour le Dewan, c’est-à-dire le Premier Ministre, du petit État indigène où il a vu le jour, paraît n’avoir été, en réalité, qu’un simple « banyan », grand négociant d’une classe et d’une secte qui observe rigoureusement le jeûne et ne mange pas la chair des animaux. Lui-même est demeuré strictement végétarien et ne boit autre chose que de l’eau et du lait.
Quand, après avoir terminé ses classes, après s’être marié à l’âge de douze ans, il voulut aller achever de s’instruire en Angleterre, sa mère, personne d’une haute dévotion, lui fit, paraît-il, prêter vœu de chasteté et jurer que jamais il ne toucherait ni vin ni viande. Tout moyen nous manque de vérifier que ce serment a bien été tenu. Néanmoins le contraire nous surprendrait. Il n’y a que les purs pour se consumer, comme celui-là, de passions idéales.
Sur ce qu’a pu être sa vie en Europe, on aimerait avoir des détails. Vie étrange de pèlerins venus de si loin aux sources de la science et de la civilisation occidentales, et qui, tout en s’y abreuvant avidement avec une sorte de fureur insatiable, continuent d’exalter entre eux, dans de petits cercles fermés où ils ne parlent que leur langue, la terre et la tradition des ancêtres jusqu’à maudire et exécrer l’objet de leur voyage et de leur curiosité, ce monde scandaleusement insolite, dont ils veulent tout, apprendre et où ils se sentent si perdus.
Avec sa voix douce et ses manières tranquilles, Gandhi se fit beaucoup d’amis, dont bien peu eussent soupçonné la destinée qui l’attendait. Ayant fini son droit dans l’un des vieux collèges juridiques de Londres, Lincoln’s Inn ou le Temple, il s’en retourna, comme avocat à la Cour de Bombay, exercer sa profession à Rajkot, dans sa péninsule natale.
Il n’y resta pas longtemps. Dès 1893, — à vingt-quatre ans, — une affaire l’appelait en Afrique du Sud où les hommes de sa race, qui émigrent là-bas en grand nombre, étaient en butte à des vexations de toutes sortes. Le Natal préparait une loi pour les priver de tous les droits civils et politiques. Dans les deux républiques de l’Orange et du Transvaal, leur situation était encore plus précaire. Gandhi les organisa en vue de la résistance ; au bout de l’année, il s’était taillé un rôle de premier plan. Travailler à l’amélioration de leur sort était devenu désormais sa mission ; il y employait tous les procédés connus d’agitation politique.
En 1903, il se met à s’occuper de procédure devant les tribunaux du Transvaal. À l’issue de la guerre contre les Boers et de la conquête, avait été établi un « Département Asiatique » en dépit de toutes les protestations des émigrés de l’Inde. « Quoi ? disaient-ils : le drapeau britannique flotte maintenant sur ce pays, et l’on y maintiendrait la législation d’avant-guerre contre nous qui faisons partie de l’Empire britannique ; on nous traiterait comme des étrangers parce que nous sommes des Asiatiques ? »
Ils allaient éprouver à leurs dépens que l’Empire est une grande association volontaire de libertés fort jalouses et ne subsiste qu’autant que la métropole a soin de respecter chacune de ces libertés. Alors, pourquoi l’Inde seule ne se verrait-elle pas respecter ?
Par une série d’amendements à la loi sur les Asiatiques, le Transvaal, en 1907, obligeait les Indiens à se faire inscrire sur les registres de police, où l’on prenait l’empreinte de leur pouce ; les empêchait de circuler librement, de passer d’un État dans l’autre ; limitait le nombre d’immigrants à admettre, leur interdisait d’amener leurs femmes, les frappait d’un impôt spécial de trois livres sterling par tête, quand ils séjournaient dans le pays au delà de la durée du contrat de travail qui les y avait introduits.
Tel est, en effet, le paradoxe de ces pays neufs : ils entendent sauvegarder la pureté de la race blanche ; mais, pour mettre leurs ressources en valeur, les blancs ne sont pas assez nombreux et, forts de leur petit nombre, se refusent absolument à certains genres de travaux qui dès lors exigent la main-d’œuvre de couleur. Les indigènes sud-africains n’ont pas toujours toutes les qualités requises. D’où l’importation organisée, dans un intérêt économique, de bandes entières de travailleurs orientaux, qu’on va chercher en Chine ou dans l’Inde pour exploiter les mines ou pour cultiver les plantations de canne à sucre, et qui, liés par des engagements rigoureux, vivent confinés sur le domaine où on les emploie, dans une sorte de demi-servage.
Aux ordonnances du Transvaal, Gandhi opposait, dès le mois de décembre 1906, un mouvement de résistance passive : la loi se briserait contre cette simple force d’inertie. Trois fois, il fut mis en prison ; huit années durant, il lutta sans désemparer contre les mesures d’exception qui atteignaient ses frères. Les incidents se succédaient ; l’autorité sud-africaine, déportait les immigrants qu’elle ne trouvait pas dans les règles ; l’Inde leur faisait des réceptions grandioses, leur donnait de l’argent, les réexpédiait au Cap ou à Durban ; on les arrêtait de nouveau ; l’affaire se plaidait de juridiction en juridiction ; le Gouvernement des Indes se plaignait au Gouvernement de Londres, qui adressait de discrètes observations au Gouvernement de l’Union sud-africaine, sans oser lui donner l’ombre d’un ordre.
L’Inde ayant prohibé l’émigration par contrat, le ministère Botha, vers la fin de 1910, promit une réglementation générale sur le modèle australien, qui ne blesserait personne. Le général Smuts, alors Ministre de l’Intérieur, négocia avec Gandhi : les émigrés de l’Inde (ils étaient plus de 100 000 au Natal ; plus de 10 000 au Cap et autant au Transvaal ; 253 seulement dans l’Orange où presque toutes les occupations leur étaient fermées), cesseraient leur résistance passive à la loi de 1907 ; en échange, cette loi serait abrogée ; la barrière de race disparaîtrait ; tous les immigrants seraient traités sur le même pied ; on ne leur demanderait que de connaître la langue anglaise.
À deux reprises, le projet fut abandonné. Lorsqu’enfin il passa en juin 1913, il n’autorisait les Asiatiques à entrer que par certains ports ; il leur enlevait le droit de domicile après une absence de trois mois ; il ne soumettait qu’eux et les autres immigrants de couleur à une épreuve d’instruction ; il maintenait la possibilité d’exclure quiconque serait jugé indésirable en raison de sa race, de sa classe, de son métier ou de ses antécédents. Au cours des débats, le ministre Fischer avait proclamé qu’étant donné le genre de vie des Indiens, l’Afrique du Sud serait bien sotte de leur accorder la plénitude des droits civils et politiques. S’ils recouraient à la résistance passive, on les excluerait d’ailleurs nommément.
En septembre, la résistance passive et les emprisonnements reprenaient de plus belle. En novembre, Gandhi, à la tête de 2 500 Indiens, entrait au Transvaal, rien que pour braver le comité de vigilance chargé d’appliquer la loi. On le frappait de peines multiples ; on reconduisait tout son monde au Natal. La grève éclatait dans les charbonnages, puis dans les plantations de canne à sucre, puis en pleine ville de Durban ; elle devenait générale au prononcé des condamnations. L’Inde s’émouvait ; le Vice-Roi demandait et obtenait une enquête dont le résultat, favorable. à ses nationaux, leur donna en partie satisfaction.
Gandhi avait bien mérité de sa patrie ; pour la servir, il avait sacrifié tout son patrimoine ; il gagnait sa vie de ses mains en faisant métier de savetier.
En 1915, il rentrait aux Indes, en passant par l’Angleterre, où il contribua à organiser un corps d’étudiants indiens pour le service d’ambulance sur notre front comme il avait fait pendant la guerre boer et la guerre de 1906 contre les Zoulous. Au printemps de 1918, il participait encore à des conférences convoquées à Simla par le Vice-Roi pour aviser au moyen de redoubler l’effort guerrier.
Un an ne s’était pas écoulé qu’en février 1919 il recommençait à prêcher la résistance passive, cette fois contre les autorités britanniques elles-mêmes. En mars-avril, les désordres dans le nord de l’Inde tournaient à la rébellion ouverte. Gandhi s’apprêtait à pousser le mouvement au Pendjab, quand le lieutenant-gouverneur le fit arrêter et reconduire à Bombay. Peu après avait lieu la sanglante répression d’Amritsar, dont les échos n’ont pas cessé de retentir. Gandhi, dont elle n’a pu qu’exaspérer les griefs, n’en conseîlla pas moins, par son manifeste du 18 avril, de suspendre la désobéissance aux lois. « II n’avait pas mesuré à leur juste puissance les forces du mal », écrivait-il.
En décembre 1919, le Parlement de Westminster achevait de voter l’ensemble de réformes qui, pour récompenser les loyaux services de l’Inde pendant la guerre, conformément aux promesses solennelles du 20 août 1917, l’appelaient à élire désormais la plus grande partie des assemblées et des conseils chargés de la gouverner, et à faire ainsi un grand pas dans les voies du régime représentatif qui aboutirait un jour à la pleine autonomie.
Le mot d’ordre lancé par Gandhi fut de ne prendre aucune part aux élections ; sous aucune forme il ne fallait seconder l’action de l’intrus britannique. Qu’aucun électeur ne vote ! qu’aucun candidat ne se présente ! que les avocats cessent de plaider et les juges de siéger ! que les fonctionnaires se démettent, qu’ils renoncent à leurs titres et à leurs dignités ! que les maîtres refusent d’enseigner à l’occidentale, que les parents retirent leurs enfants des écoles, des collèges, des universités d’État, où l’on ne dresse que des esclaves ! que tous abandonnent l’usage des produits européens, des étoffes européennes, des étoffes ou il entre des matériaux importés d’Europe ; qu’ils filent et qu’ils tissent eux-mêmes leurs propres vêtements ! qu’ils proscrivent les liqueurs fortes ; qu’ils ne prennent plus ni sucre ni thé, puisque c’est maintenant le capitalisme européen qui les fabrique ou les cultive ; qu’ils demandent toute leur nourriture au sol natal ! qu’ils ne donnent plus un sou aux entreprises britanniques ! Maris et femmes, restez plutôt sans enfants que d’en procréer dans la nuit de ce temps où la civilisation occidentale a posé son sinistre sceau !
Ce n’est point le suicide de la race. Ce n’est point même un vœu de continence prolongée. Dans cette vision apocalyptique, la consommation des choses est proche. Si le peuple de l’Inde craint Dieu et suit fidèlement ces préceptes de non-coopération, avant un an, avant six mois il sera maître de ses destinées ; le joug étranger se sera évanoui. Si, après cela, les Anglais désirent encore rester dans l’Inde, libre à eux ; mais ils ne le désireront sans doute pas, une fois qu’ils n’auront plus rien à y gagner. L’essentiel, c’est que les fils du sol reprennent en mains le gouvernement d’eux-mêmes, rebâtissent leur culture sur les solides fondements des vedas, développent leur civilisation dans le sens des traditions antiques. La civilisation de l’Inde ancienne est sans égale : on lui reproche de n’avoir pas progressé ! mais c’est précisément là son mérite, son ancre de salut, la preuve qu’elle demeure foncièrement saine. La civilisation de l’Occident, elle, est pourrie ; elle est de nature satanique. Sa démocratie n’est que duperie. La « mère des Parlements », sur laquelle on convie l’Inde à prendre modèle, « n’est qu’une femme stérile n’ayant jamais accompli de son propre gré un seul acte qu’on puisse appeler bon ; courtisane et maîtresse entretenue du Ministère au pouvoir. »
Tel se présente ce nationalisme, à la fois traditionaliste et mystique, profondément enraciné dans le passé et qui se retourne de tout son élan vers ce passé. On a bien pu dire, à ce point de vue, qu’il est essentiellement réactionnaire.
Il n’a rien de commun avec les doctrines « avancées » des révolutionnaires de chez nous, ni même des bolchévistes russes, qui tous conçoivent le progrès comme le développement indéfini d’une ligne droite où ils font figure d’avant-garde. Pour Gandhi, la vérité est en arrière : nous lui tournons le dos. Expert autant que n’importe qui à se servir, au profit de sa cause, de toutes les inventions les plus modernes, il les condamne toutes cependant, presse, chemins de fer, télégraphes, téléphones. Il veut restaurer la vie simple, qui est aussi la vie vertueuse. Lui objectez-vous que l’Inde, abandonnée à elle-même, ne sera pas de taille à se défendre ? Il vous dira qu’aucun danger ne saurait la menacer dans les hauteurs spirituelles où elle se sera élevée.
À sa doctrine de non-coopération se juxtapose une doctrine de non-résistance au mal, qui l’a fait comparer à Tolstoï : influence positive, et non simple rencontre d’idées. En décembre 1908, le sage, à demi oriental, de Yasnaya Polyana publiait une Lettre à un Hindou, qui qualifiait « d’effroyable absurdité historique la prétention de guérir, en l’européanisant par les moyens de la puissance moderne, un pays en possession séculaire du trésor moral le plus sacré, dont cette panacée spirituelle : le Bouddhisme ». Le règne des Anglais sur l’Inde est un grand mal : « ne combattez pas le mal, mais n’y prenez aucune part. Refusez de coopérer en aucune, manière à l’administration gouvernementale, à la marche des tribunaux, à la perception de l’impôt, surtout au recrutement de l’armée ; et nulle puissance au monde ne sera capable de vous subjuguer. »
Toute la tactique de Gandhi est ici en germe. Dans sa lutte contre l’autorité anglaise, à qui il ne reproche point d’être anglaise, mais d’être le véhicule d’une influence extérieure, d’un génie contraire à celui de l’Inde, il a recommandé d’abord de ne pas payer l’impôt ; les premiers chocs se sont produits, quand, à sa voix, les paysans ont refusé leurs fermages. Ligué depuis le courant de 1920 avec les Mahométans qui ne pardonnent pas à l’Angleterre de tenir Constantinople et d’humilier le Califat, il mêle ses préceptes tolstoïsants à leurs citations du Coran, pour arrêter le recrutement d’une armée peut-être destinée à combattre les Turcs. En septembre 1921, les deux frères Ali sont poursuivis pour propagande antimilitariste. Au compte rendu de leur procès, imprimé, en octobre, à Karachi, sur de mauvais papier à chandelle, Gandhi signe un avant-propos qui célèbre la vertu libératrice de la franchise et de la vérité, dussent-elles paraître un peu rudes.
La presse anglaise n’avait longtemps parlé de lui qu’avec les plus respectueux égards ; rien, chez lui, de l’ambitieux vulgaire ; une personnalité vigoureuse et belle qui agit sur les plus puissants ressorts ethniques, sociaux et religieux de sa race, et qui se pose en champion des croyances et des coutumes d’autrefois ; idéaliste implacable et peu pratique, mais sincère ; visionnaire, fanatique, agitateur dangereux, c’est vrai, mais dont l’exaltation spirituelle et la ferveur d’altruisme se sont assigné pour modèles les plus grands maîtres religieux de tous les temps, le plus grand de tous, le Christ qu’il admire sans l’adorer.
Pourtant l’inquiétude point et grandit. Le Gandhi d’aujourd’hui est bien différent du Gandhi d’il y a vingt ans ou même d’il y a huit ans, écrit le Times en décembre 1920. Il peut avoir gagné en stature spirituelle ; il a certainement perdu en équilibre et l’équilibre n’a jamais été son fort. Sans doute est-ce d’Afrique du Sud qu’il a rapporté cette amertume, à voir traiter ses compatriotes en parias. Ce qui se passait en Afrique du Sud se passait aussi ailleurs. Cela se passe encore en Afrique Orientale, et ce qu’en dit le Ministre des Colonies, M. Churchill, n’est pas pour apaiser les susceptibilités d’une race justement flère de sa culture et de son antiquité. La victoire des Japonais sur les Russes a rendu à tout l’Orient confiance en lui-même. La proclamation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’a fait qu’encourager l’esprit de revendications. La propagande de Moscou entretient l’effervescence. Enfin mesurerons-nous jamais à quel point une trop familière fraternité d’armes, et les soins mêmes, donnés par des femmes blanches aux hospitalisés orientaux comme aux autres, ont achevé de ruiner ce que notre Occident pouvait encore conserver là-bas de mystérieux prestige ?
Quoi qu’il en soit des causes, les effets s’étalent à tous les yeux. Le désordre et les violences, les conflits meurtriers surgissent, chaque jour plus graves et plus nombreux, de cette campagne de non-coopération. Gandhi a beau répéter qu’on ne doit pas résister au mal ; il a beau ressasser son évangile d’amour et d’oubli du moi : les foules lui échappent ; une partie de ses disciples le jugent trop modéré et l’ont déjà dépassé. À chaque effusion de sang, il jeûne et fait solennellement pénitence ; il ordonne de suspendre le mouvement. Huit jours après, il recommence. Ascète et saint qu’il est aux yeux des masses et peut-être en réalité, cela ne l’empêche pas d’avoir toute l’astuce d’une singulière expérience politique. En condamnant la violence, ne cherche-t-il pas surtout à détourner de lui les foudres du pouvoir ? Qu’attendent les autorités britanniques pour couper court à sa malfaisance en le mettant sous les verrous ?
Craint-on qu’il ne se pare de la palme du martyre ? craint-on que ses partisans ne s’insurgent ? Il est le « Mahatma », le grand inspiré, qui passe pour posséder des pouvoirs extraordinaires et pour commander aux forces de la nature. L’Inde, toute pleine encore de thaumaturges et de prodiges, est convaincue que le Gouvernement a peur de lui, que le Gouvernement ne peut seulement pas le toucher, qu’il se jouera de la police, des juges et des portes des prisons. « Empoignez l’ortie à pleine main et vous verrez qu’elle ne pique pas autant que vous le pensiez », s’écrie dans les colonnes du Times un ancien gouverneur de Birmanie et membre du Conseil de l’Inde, qui est pour la manière forte.
Après mainte hésitation et maint contre-ordre, le Vice-Roi des Indes a, le samedi 11 mars, fait inculper Gandhi d’excitations à la sédition. Au milieu des cantiques de ses fidèles il a été arrêté sans fracas dans sa résidence d’Ahmedabad. « Travaillez ferme et sans vous lasser », leur a-t-il dit, en exhortant tous ceux qui aiment l’Inde à maintenir une paix parfaite d’un bout à l’autre du pays.
Nul ne lui a désobéi jusqu’ici. Le Gouvernement britannique est le premier surpris de ce grand calme, presque alarmant. Entre ceux qui approuvent l’arrestation et ceux qui estiment que jamais plus lourde faute n’a été commise, les arguments continuent à s’échanger. Le sort d’un grand Empire tremble dans la balance.
À la veille de la guerre, le Gouvernement impérial décidait de transporter à Delhi la capitale, dont les travaux grandioses sont à peu près terminés aujourd’hui. Et voici qu’on en tire des présages sinistres. Delhi, l’antique cité dont le sol est fait des décombres des civilisations et des dynasties et où l’on pourrait déchiffrer l’histoire de l’Inde comme on déchiffre l’histoire de la terre aux couches de terrains superposées ! La capitale superbe qui s’y établit ne va-t-elle pas bientôt simplement ajouter sa ruine à ces ruines ? Crainte qui porte en elle sa propre puissance de réalisation pour un peuple superstitieux.
Mais avec le Trône de l’Empereur-Roi qui vit à Londres, l’Inde est-elle bien sûre que ne s’écroulera pas le meilleur, d’elle-même et de son rêve national ? Nous oublions trop combien de races, de langues, de religions, de castes différentes et rivales se partagent les trois cent millions d’habitants de cette immense péninsule. Seule, la commune loi britannique y préserve, avec l’ordre et la paix, l’apparence de l’unité. Hindous et Mahométans, négligeant un instant leur vieille querelle, s’accordent à refuser d’obéir aux lois. Mais déjà, l’été dernier, les Musulmans du Malabar massacraient les Hindous qui ne voulaient pas se convertir à leur foi. Que sera-ce quand l’adversaire commun aura disparu et qu’ils se retrouveront seul à seul dans l’arène ?
Le Mahatma, qui volontiers reprocherait au Christ de n’avoir pas été assez Christ, est-il sûr de réussir, mieux que le Christ, à faire régner du jour au lendemain parmi les hommes la loi d’amour et de fraternité, sans parler de toutes les autres vertus chrétiennes ou védiques ? C’est sous tous les climats le miracle des miracles, la condition et la clé de tous les autres ; la sagesse hindoue elle-même n’en possède pas le secret ; il n’a été donné de le découvrir ni à la noblesse d’âme, ni au zèle de charité, ni aux prières, ni aux austérités, ni aux souffrances de Gandhi.
J.-Augustin Léger
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